Les trois oxymores de Miami Vice : Une répétition créatrice - Dossier
Retour à "Articles"Dans le cadre de son article "Les Trois oxymores de Miami Vice", nous vous proposons le quatrième et dernier volet de l'analyse du philosophe Henri de Monvallier, livrée en exclusivité pour DeuxFlicsAMiami.fr et à suivre tout au long de l'été...
Milk Run (saison 1, épisode 12), scène finale
Dans l’épisode Milk Run (saison 1, épisode 12) que j’ai déjà cité, il y a une réplique de Crockett à mon avis fondamentale. Alors que Tubbs le félicite d’avoir fait peur aux deux gamins dans la scène d’ouverture prégénérique avec une histoire invraisemblable ayant pour but de les dissuader de se rendre en Colombie et lui dit qu’il pourrait réutiliser cette histoire à l’occasion, Crockett déclare : « I hate to use the same line twice » (« Je déteste utiliser deux fois la même réplique »1). Cette phrase introduit un principe de répétition créatrice qui est au cœur de la série et de toute série en général : comment se renouveler au fil des épisodes ? Comment tenir avec le même cadre et le même noyau d’acteurs plusieurs dizaines d’épisodes sans provoquer de lassitude ? Le risque d’une série, par rapport à un film, c’est en effet l’épuisement dans la répétition et l’absence de renouvellement. La structure de la série Miami Vice est bien connue : deux flics infiltrés qui luttent contre le trafic de drogue à Miami.
Mais les épisodes essaient sans cesse, du moins pour les meilleurs d’entre eux, d’introduire à chaque fois une variation pour éviter la répétition pure et simple d’un schéma identique : déplacement géographique avec des épisodes où l’on quitte Miami (Bahamas dans l'épisode 5 de la saison 1, Everglades dans l'épisode 9 de la saison 1 et New York dans le premier épisode de la saison 2) ; mise au second plan de Crockett et Tubbs au profit des duos Switek/Zito et Izzy/Noogie pour tenter le registre de la comédie (saison 1, épisode 18) ; absence de Tubbs (pur hasard : Philip Michael Thomas s’était blessé lors de l’épisode 17 de la saison 1) qui oblige Crockett et Castillo à faire équipe (saison 1, épisode 19) ; épisodes où le passé de Castillo (saison 1, épisode 13-14 ; saison 2, épisode 8) ou celui de Crockett (saison 1, épisode 21 ; saison 2, épisode 10 ; saison 4, épisode 5) sont creusés pour donner de l’épaisseur et de la densité au personnage ; remplacement du trafic de drogue par le trafic d’art (saison 5, épisode 14), etc.
Ce principe de répétition créatrice peut parfois s’appliquer à l’intérieur même d’un épisode : la réplique « I hate to use the same line twice » est tirée, je l’ai dit, de Milk Run (saison 1, épisode 12), elle se situe significativement au milieu de l’épisode. Or, ce n’est peut-être pas un hasard car dans cet épisode la scène d’ouverture prégénérique et la scène finale se répondent dans une sorte de miroir inversé 2. En effet, le lieu (l’aéroport de Miami) et les personnages (Crockett, Tubbs et les deux jeunes gens tentés par le trafic de drogue qu’ils ont entretemps raisonnés pour les ranger dans leur camp de façon à éviter la prison) sont les mêmes mais tout change.
La scène d’ouverture prégénérique se déroule en effet le jour sous le signe de la chanson entraînante Legs de ZZ Top et elle est placée sous un régime imaginaire diurne 3 : le soleil, la lumière, la vie et la vitalité, le désir (représenté par les « jambes » de la passagère que regarde Crockett), la course (où l’on retrouve les jambes) ainsi qu’une certaine légèreté dans les dialogues (« Workin’ hard, partner ? »). Au contraire, dans la scène finale se déroulant de nuit, les deux policiers ont littéralement les jambes coupées : ils sont prostrés, accroupis dans une boutique de l’aéroport de Miami, impuissants suite à l’assassinat sous leurs yeux d’un des deux garçons qu’ils devaient renvoyer chez lui. La légèreté des plaisanteries du début laisse la place à des répliques embarrassées : Tubbs ne sait plus quoi dire et finit par se taire et s’accroupir à son tour. On entend au milieu des débris et, avec un travelling arrière, résonner le mélancolique thème Rain de Jan Hammer (qui s’oppose au joyeux Legs de ZZ Top). Cette séquence s’oppose donc point par point à celle du début : on passe de la vie à la mort, du jour à la nuit, de la légèreté à la gravité, de la légèreté à la chute, du soleil à la pluie (sur le plan musical, et la pluie symbolise aussi la chute, évidemment). Autre détail significatif : dans la scène d’ouverture, le costume de Tubbs est taché de lait, dans la scène finale celui de Crockett est taché de sang (comme dans Macbeth de Shakespeare, je l’ai déjà dit). Ce renversement résume à lui seul le passage de la mort à la vie. Il se trouve enfin, dernier point, que cette même scène d’ouverture se place sous le signe du lait renversé. Or, on sait qu’en anglais, comme en français, existe l’expression « pleurer sur le lait renversé » (« to cry on the spilled milk ») pour désigner le regret d’avoir agi trop tard et de ne pas avoir su prévenir une catastrophe. On peut donc dire que le destin de la scène finale où Crockett et Tubbs pleurent littéralement sur le lait renversé est déjà inscrit dans la scène initiale : c’est trop tard, ils ont été, comme le dit Axel Cadieux dans l’épilogue de son livre 4, rattrapés par le temps.
En conclusion, j’insisterais sur une dernière réplique, celle que je cite en épigraphe de cet article. Dans un moment de complicité avec Tubbs et alors que celui-ci vient de faire une rime sur une de ses phrases, Crockett lui lance : « You’re a poet, Rico ! » (The Prodigal Son, saison 2, épisode 1). Et Tubbs de partir d’un grand éclat de rire : « My momma knows it ! » Je me demande si, au fond, cette réplique ne résume pas à elle seule tout l’esprit et, en un sens, toute l’ambition de la série 5 : à travers ces oxymores et ces lignes de tension contradictoires, introduire une certaine forme de poésie visuelle et sonore dans le genre très codifié de la série policière. Miami Vice est certes un produit commercial de la télévision américaine des années 80, soumis en tant que tel à des impératifs économiques, c’est indéniable ; mais il est aussi possible, à l’époque comme trente ans après, d’apprécier cette série comme une œuvre d’art. Ultime oxymore…
Notes de l'auteur :
1 On note d’ailleurs qu’aucun personnage de la série n’a une réplique type qui reviendrait tout le temps et qui serait attendue comme une sorte de gimmick, du type « My name is Bond, James Bond » ou « I’ll be back ».
2 On pourrait faire une analyse en grande partie similaire pour Evan (saison 1, épisode 21)
3 J’emprunte la distinction entre régime diurne et régime nocturne de l’imaginaire à Gilbert Durand (Les Structures anthropologiques de l’imaginaire, 1960). Il faudrait sans doute faire une lecture d’ensemble de la série à partir de cette opposition diurne/nocturne
4 « Le douzième épisode de la série Miami Vice se clôt sur une image qui pourrait être le totem du show : Tubbs et Crockett ont échoué à protéger un jeune témoin, qui vient de se faire abattre sous leurs yeux. Dépités et muets, ils sont assis en tailleur au milieu des débris, le costume de Crockett recouvert de sang. La caméra opère un lent travelling arrière et dévoile le carnage de la scène du crime avant de stopper net son recul. Au tout premier plan, sur la gauche, se trouve une grosse horloge carrée qui semble surplomber les deux détectives. Comme à de multiples reprises dans la série, Tubbs et Crockett n’ont pas été assez rapides. Ils n’ont pas su maîtriser le temps » (L’Horizon de Michael Mann, Playlist Society, 2015, p. 95)
5 On peut du reste regretter que Michael Mann ait de plus en plus gommé les éléments de légèreté et de comique apportés par Anthony Yerkovich peu après le départ de ce dernier (saison 1, épisode 7). Ces éléments favorisaient en effet des scènes de complicité entre Sonny et Rico sans nuire pour autant à la tonalité sombre et dramatique de l’ensemble : ils la faisaient bien plutôt ressortir par contraste. Dans le film de 2006, il est tout à fait frappant de constater qu’il n’y a absolument aucun humour, aucune scène un peu légère où s’esquisse un rire ou un sourire entre les deux policiers. Mann est un grand cinéaste mais il n’a jamais été étouffé par l’humour, comme Bergman. Dommage. « Les gens qui ne rient jamais ne sont pas des gens sérieux » (Chopin)
Henri de Monvallier, philosophe.
Dernier livre paru : Le Tribun de la plèbe. Introduction à la pensée politique de Michel Onfray, Éditions de l’Observatoire, 2019.
Prochain livre à paraître : Les Imposteurs de la philo. Nouveaux sophistes et filousophes, Le Passeur Éditeur, 3 octobre 2019 (avec Nicolas Rousseau)
Combien font trois + six ?